Retour sur Don Carlos - Verdi - Bastille - Le 16 octobre 2017

Don Carlos

de Giuseppe Verdi
Livret de Joseph Mery et Camille du Locle d’après la pièce de Friedrich von Schiller, “Don Carlos”.

Retour sur cet exceptionnel Don Carlos pour la troisième représentation.
Voir 
pour le détail des analyses de l'oeuvre et de la mise en scène.

Troisième du 16 octobre 2017, Paris opéra Bastille





Je reviens sur ce Don Carlos parce qu’à plus d’un titre, il est suffisamment exceptionnel et percutant pour approfondir l’analyse de la mise en scène mais surtout de l’interprétation des chanteurs qui s’est affinée et bonifiée lors de cette troisième séance.

Il ne faudrait jamais se contenter des Premières où de toute évidence, pour un opéra de cette longueur et de cette complexité, pour lequel les références manquent et qu’en l’état, aucun des chanteurs n’avait jamais abordé auparavant, les choses n’étaient pas encore en place.

Lors de cette “troisième”, on voit que les formidables interprètes qu’ils sont tous (on ne devient pas star fortuitement à l’opéra, les spectacles vivants n’ont pas de trucages), ont réfléchi et évolué dans leur approche de leurs rôles et même, pour ce qui est de deux d’entre eux et pas des moindres, dans leur prononciation du français dans ces airs redoutablement complexes à chanter. 

Jonas Kaufmann et Ildar Abradzakov rejoignent ainsi l’élégante prosodie très bien maitrisée de Ludovic Tézier et de Sonya Yoncheva (et des seconds rôles admirablement tenus par Julien Dran et Eve-Marie Hubeaux, même le Grand Inquisiteur avait largement progressé), laissant, à mon avis, Elina Garanca seule en difficulté permanente avec les voyelles et les consonnes de ses airs.
C'est un avantage notoire d'avoir des chanteurs qui prononcent bien ce qu'ils chantent et lui donne du sens.



Ma place avait changé puisque j’étais cette fois au premier balcon, dernier rang, vue plongeante sur l’ensemble de la scène et acoustique meilleure pour les chanteurs que le parterre, surtout avec un orchestre qui sonne en général trop fort.

C’est d’ailleurs le seul élément négatif que je suis obligée de souligner à nouveau : la direction Jordan est beaucoup trop lourde pour du Verdi et même si cette première partition du maitre Italien, comporte beaucoup plus de cuivres (bassons et contre bassons excessivement bruyants à Bastille) que la partition des versions italiennes suivantes, cela n’interdit en rien de colorer davantage pour faire ressortir le lyrisme de cette très belle musique. C'est souvent haché avec peu ou pas de rubato. A plusieurs reprises cela fait penser à la fanfare plutôt qu’à l’opéra et à un moment ou un autre, l’orchestre a couvert tous les chanteurs, y compris une phrase musicale du duo pourtant puissant entre Tézier et Abradzakov (encore ce maudit contre basson...)
Il fallait que la partition ne prévoit que des cordes (voir un solo de harpe qui m’a émue jusqu’aux larmes pendant le duo désespéré entre Yoncheva et Garanca) pour que les chanteurs aient nettement le dessus et puissent déployer tout leur art des nuances.


Concernant la mise en scène de Warlikovski, elle ne m’avait pas convaincue lors de la Première, même si son parti pris m’avait paru intéressant et astucieux. Il y a toujours quelques faiblesses (notamment l’issue finale qui reste assez énigmatique alors qu’elle aurait pu être au contraire grandiose si le “suicide” de Don Carlos se déroulait sur les dernières notes de l’opéra) mais l’ensemble parait plus cohérent avec l’habitude, et surtout, les artistes donnent toute la subtilité nécessaire à leur interprétation, beaucoup plus que lors de la Première, gommant certains gestes qui ont du leur paraitre inutilement excessifs : Garanca est moins provocante et gagne en subtilité et en émotion, campant une Eboli plus fine, dont on perçoit mieux, du coup, les fêlures et les drames intimes (ce qui correspond au livret), Abdradzakov confirme que, lorsqu’il possède le rôle (paroles et prosodie comprises), il est un Philippe bouleversant de vérité et de remords et moins le poivrot un peu caricatural de la Première, la progression est saisissante (et ses graves sont magnifiques), Yoncheva est toujours aérienne et ses aigus se sont affermis mais surtout, son interaction avec Garanca dans un duo de toute beauté et avec Kaufmann dans leurs différentes rencontres, a pris beaucoup plus d’intensité, les chanteurs se touchent, se regardent, souffrent, pleurent, avec un naturel confondant et la mise en scène n’est nullement un obstacle à ces grands moments d’émotion. Elle se révèle même un très bon réceptacle valorisant la progression dramatique et on remarque encore davantage à quel point décors et costumes sont esthétiquement très recherchés et réussis.
Mais c’est surtout le rôle-titre qui a manifestement totalement pris ses marques, qui avait rerouvé toute sa santé vocale (je crois que c’était déjà le cas le 13) et a donné une magistrale démonstration d’opéra, comme il en a le secret. Jonas Kaufmann est un Don Carlos à la hauteur de ce qu’était son inoubliable Don Carlo, il a réussi à se débarrasser de l’autre partition, celle de la version italienne, pour totalement se pénétrer des épouvantables difficultés de la partition française (surtout pour un étranger) et nous proposer une incarnation à nulle autre pareille, de l’infant malheureux et suicidaire, qui se remémore les étapes de sa chute. Passant tous les styles en revue, du chant héroique à la mezzo voce à peine murmurée mais audible à l’autre bout de la salle (où j’étais, donc), il parvient à faire de Bastille une salle intime qui rapetisse à vue d'oeil, le temps d’un duo magique (avec Yoncheva ou Garanca ou Tézier), nous faisant pénétrer jusque dans l’âme du héros déchiré. Ce sont ces moments où le silence est total dans la salle, où l’orchestre parait lui même retenir son souffle, et où un fil ténu nous raccroche aux artistes qui vivent alors intensément leur scène, si intensément qu’ils nous transmettent l’intégralité de leurs émotions.
Et le terriblement beau Posa de Ludovic Tézier (quel talent époustouflant) aussi excellent à la Première qu’à la troisième, confirme lui aussi qu’il sait incarner un personnage de manière exceptionnellement sincère et totale en interaction étroite, proche de l’extase (contrôlée) avec ses partenaires. On regrettera ici encore que notre baryton ait été empêché (contre sa volonté) de chanter le rôle de Iago, qui aurait été une prise de rôle commune avec l’Otello de Kaufmann, à Londres en juin. On regrettera d’autant plus qu’aucune complicité supplémentaire n’est apparue entre Vratogna et Kaufmann lors des différentes représentations d’Otello à Londres alors que là en trois représentations, l’alchimie entre les deux artistes qui s’aiment et s’apprécient depuis longtemps, est parfaite.


Alors, historique ce Don Carlos qui risque fort de sortir en DVD, suite à la retransmission sur Arte jeudi soir ?
Tout dépend de ce qu’on appelle historique... j’aurais moi, des réserves sur la direction d’orchestre qui ne sont pas minimes pour une telle qualification. Mais, malgré tout, cette réhabilitation d’une version passionnante, qui distribue les rôles et les difficultés de manière assez différente de la version italienne, ne peut guère être distribué autrement que par de très, très grands chanteurs.
Et c’est le cas et c’est rare d’en avoir 5 de cette pointure sous la main.
Et quitte à me répéter, je trouve terriblement agréable et excitant d’avoir en plus cinq fortes personnalités, qui savent se donner à fond dans leurs rôles sans chichi ni caprices de stars, excellents acteurs et capables de travailler leur diction dans l’objectif d’offrir le meilleur au public français, et possédant tous le physique de leurs rôles.

Ils étaient beaux, ils chantaient bien, ils jouaient bien, hier soir le public a été comblé.

What else ?







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